LE MONDE | 10.09.2015 à 06h41 • Mis à jour le 10.09.2015 à 11h46 |
Les Brésiliens l’ont surnommé le « mur de la honte ». Une paroi de fer installée sur 2,2 kilomètres a ceint le défilé du 7-Septembre, la fête nationale, Jour de l’indépendance. Un dispositif suffisant pour que la présidente Dilma Rousseff se sente à l’abri des manifestants réclamant son départ « ja » (« tout de suite »). Mais cette cloison n’a pu la préserver ni des sifflets ni des huées.
La chef d’Etat la plus impopulaire de l’histoire de la démocratie du Brésil (7 % d’opinions favorables), membre du Parti des travailleurs (PT, gauche), fuit le peuple. Pour s’adresser à la nation, ce jour-là, elle a renoncé à une intervention télévisée, préférant un message diffusé sur les réseaux sociaux. Une manière, selon la presse, d’éviter les « panelaços », les concerts de casseroles de Brésiliens mécontents qui ont accompagné ses dernières prises de parole. « Aucun président ne peut gouverner avec 7 % de popularité. La seule alternative, c’est de s’isoler du peuple pour éviter les huées », atteste le politologue Jorge Zaverucha.
Les manifestations anti-Dilma se sont multipliées ces derniers mois dans tout le pays, auxquelles ont répondu des défilés pro-PT, moins étoffés. Les esprits s’échauffent et les messages se radicalisent. Désormais, circulent dans le pays des poupées gonflables pour dénigrer la présidente ainsi que son mentor et prédécesseur, Luiz Inacio Lula da Silva (2003-2010). Rebaptisée « Pinocchia », version féminine de Pinocchio, une Dilma gonflée à l’hélium vole à côté d’un Lula-Bibendum grimé en bagnard. Une menteuse et un Rapetou « matricule 13-171 » : voilà désormais l’image que les manifestants ont des deux grandes figures du PT, hier auréolées pour avoir sorti de la pauvreté des dizaines de millions de Brésiliens.
Agenda bouleversé et promesses oubliées
La crise économique, qui a plongé le pays dans la récession, est en grande partie responsable de cette disgrâce. Quand Lula le bien-aimé a pu profiter de la forte croissance pour accentuer les dépenses sociales sans froisser les élites – « gouverner c’est dépenser », disait-il en substance –, Dilma Rousseff hérite pour son second mandat, commencé le 1er janvier, d’une tempête financière empêchant les élans de générosité. Rappelant la présidente à son devoir, l’agence de notation Standard & Poor’s a relégué le Brésil parmi les emprunteurs dits « spéculatifs ». La dette du Brésil est désormais considérée comme un junk bond, un titre obligataire pourri.
De quoi bouleverser l’agenda et oublier les promesses. Le plongeon de la monnaie brésilienne, la glissade du prix du pétrole et des matières premières ont déjà obligé Dilma Rousseff à mener, dès sa réélection en octobre 2014, une politique de rigueur mise en place par son ministre de l’économie, Joaquim Levy, apprécié des marchés financiers.
Parmi son électorat, on crie à la trahison tandis que les classes plus aisées continuent d’accuser son parti de populisme, voire de communisme. Mais si la présidente reconnaît aujourd’hui une erreur, c’est seulement celle d’avoir sous-estimé la crise que traverse son pays. Pour la surpasser, elle n’écarte pas l’hypothèse d’infliger au pays « des remèdes au goût amer », mais « indispensables ». Réduire les dépenses sociales, comme l’opération de logements sociaux appelée Minha casa, minha vida (« Ma maison, ma vie »), qui aide les familles les plus pauvres à financer la construction d’un logis digne, n’est plus un tabou. Un programme bien éloigné des discours de campagne et de l’esprit du PT. La population, désenchantée, gronde.
Crise morale
« Cette terre de la samba, du frevo [une danse du Nordeste brésilien] et du football, est devenue une terre de malaise [où sévit le chômage]. Et peut-être surgiront dans quelques mois les conséquences funestes [des mesures d’ajustement fiscal], avec plus d’entreprises faisant faillite et moins de services fonctionnant, sous les yeux d’une maladroite qui assiste, visiblement impassible, à la dégradation économique, politique, sociale, et par-dessus tout, morale de ce pays », écrit le poète et écrivain José Neumanne Pinto, dans une tribune du quotidien Estado de Sao Paulo, mercredi 9 septembre.
Une crise morale, car à la récession, au chômage et à l’inflation s’ajoute l’effet ravageur des affaires de corruption. Pas un jour ne passe sans que l’opération Lava jato (« Lavage express »), l’enquête sur le versement de pots-de-vin liés au groupe pétrolier d’Etat Petrobras, ne mette en cause des hommes politiques de tous bords ainsi que des dirigeants du bâtiment et des travaux publics.
Mal-aimée, dénigrée, en mal de légitimité, Dilma Rousseff affronte seule cette crise à multiples facettes. Après avoir subi les attaques du Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB, opposition), c’est le vice-président Michel Temer, du Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB, centre), principal allié du PT dans la coalition gouvernementale, qui l’a lâchée en assurant « que personne ne pourrait résister trois ans », avec si peu de soutien populaire.
Bataille au sein de la coalition
Le vice-président assure qu’il n’est pas en train d’intriguer pour forcer la présidente à s’effacer à son profit. « Je n’agis pas dans l’ombre », affirme-t-il. Mais sa petite phrase assassine et son opposition affirmée aux « remèdes au goût amer », c’est-à-dire aux hausses d’impôt, laissent penser le contraire. M. Temer semble en embuscade, prêt à remplacer la présidente au pied levé. Derrière lui, les élus du PMDB, encouragés par ses propos, se lancent dans une bataille anti-Rousseff.
« Tout cela peut entraîner une procédure de destitution », souligne Marco Antonio Carvalho Teixeira, politologue à la fondation Getulio Vargas, à Sao Paulo. Pour aboutir, cette procédure, dite d’impeachment, doit faire la preuve que la présidente s’est rendue coupable d’un méfait. Jusqu’ici, cette pièce maîtresse n’existe pas. Son implication directe dans le scandale Petrobras n’est pas avérée, pas plus que celle de Lula.
Dilma Rousseff a déclaré qu’elle ne démissionnerait pas. Mais les menaces s’accumulent, liées notamment au financement de sa campagne, passée au peigne fin par la Cour des comptes. Une remise en cause des comptes de campagne entraînerait néanmoins dans sa chute son coéquipier Michel Temer. Or, le suivant dans la ligne de succession à la tête de l’Etat est le président de la Chambre des députés, Eduardo Cunha, accusé de corruption. « Il y a beaucoup d’incertitude », reconnaît M. Carvalho Teixeira.
« Pactiser avec les grandes entreprises »
Pour celle que l’on dit cassante, l’exercice du pouvoir vire au calvaire. Faire adopter une loi par le Congrès est devenu une gageure, faire voter une hausse d’impôt, un défi. L’Estado de Sao Paulo s’est amusé à calculer les chances qu’aurait la présidente de faire passer un amendement. Même avec l’appui du PMDB, la probabilité ne dépasse pas les 39 %.
La présentation du budget 2016 a illustré cette paralysie. Consciente de son incapacité à faire accepter la restauration d’un impôt sur les comptes bancaires, la présidente a dû présenter un budget primaire (avant paiement des intérêts de la dette) déficitaire de 30 milliards de reais (7 milliards d’euros). Inédit. « La présidente ne gouverne déjà plus », estime le juriste Hélio Bicudo, l’un des fondateurs du PT, à l’origine d’une demande d’impeachment.
Dilma Rousseff peut-elle tenir encore trois ans ? L’avis des entrepreneurs est devenu une boussole. A écouter Flavio Rocha, à la tête de la marque de vêtements Riachuelo, sa destitution apparaîtrait comme un moindre mal. « L’agonie sera de plus courte durée », estime-t-il dans un entretien accordé à l’Estado de Sao Paulo. La plupart de ses homologues plaident pourtant pour une solution moins radicale. Une destitution de la présidente durerait plusieurs mois, et les éventuels remplaçants, à très court terme, ne suscitent pas un enthousiasme débordant. Le vice-président Temer, considéré comme un opportuniste, est lui aussi mentionné dans l’enquête Lava jato.
En cas d’élection présidentielle anticipée, Lula n’hésiterait pas à se présenter, avec des chances de l’emporter, ce qui n’arrange pas les opposants. Quant au rival de Dilma Rousseff au second tour de la présidentielle de 2014, Aecio Neves (PSDB), il ne fait pas l’unanimité au sein de son propre parti, ni de l’opposition, où les prétendants attendent leur opportunité.
« Pour s’en sortir, Dilma doit pactiser avec les grandes entreprises », pense le politologue Carvalho Teixeira. « Sa seule issue est de redresser l’économie », abonde Jorge Zaverucha. Le ministre de l’économie, M. Levy, a promis, mardi, que ce redressement ne serait l’affaire que de quelques mois.